Interactions pilote-système

Après Earth et Mars, Venus ?

Lors de l’édition 2001 du Salon du Bourget, certains visiteurs avaient pu se livrer à une expérience originale sur le stand de l’Onera au travers d'un projet commun avec des chercheurs de l'unité 455 de l'Inserm (Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale) et à l’aide d’un logiciel baptisé « Earth* ». Depuis, l’unité « Pilotage, simulation, essais en vol » a poursuivi des travaux dans plusieurs directions. C’est dans ce contexte que le projet « Venus** » a été lancé en 2004. Objectif : évaluer la composante cognitive de raisonnement dans l’activité de pilotage, en particuler à l’aide de « Vega », une plateforme portable de tests. Beaucoup d’autres secteurs que l’aéronautique pourraient être intéressés par les résultats de ces travaux.

 « Le cerveau est une machine à raisonner. Elle adore rechercher des causalités. Nous, les êtres humains, semblons câblés pour cela », s’exclame Laurent Chaudron qui s’empresse de rappeler que l’un des grands credos des spécialistes des systèmes d’assistance au pilotage est qu’il faut à tout prix soulager la tâche du pilote afin qu’il soit dans les meilleures conditions s’il se trouve confronté soudainement à une urgence. Aussi des millions d’euros sont-ils investis pour développer ces systèmes. « Les spécialistes des facteurs humains vous rétorqueront qu’un pilote risque d’être moins impliqué si l’on ne fait appel à lui qu’en cas de situations graves », souligne cet ingénieur de recherche du Département Commande des systèmes et dynamique du vol (DCSD), spécialiste de l’étude des facteurs humains. C’est de travaux précédents centrés sur ce sujet qu’est né un projet consacré à l’évaluation de la composante cognitive de raisonnement dans l’activité de pilotage. Lancé en 2004, il a pour nom Venus*.
 
Trouver un modèle explicatif

Le LIPS, laboratoire des interactions pilote-système, installé au centre Onera de Salon-de-Provence
Le LIPS, laboratoire des interactions pilote-système, installé au centre Onera de Salon-de-Provence

Menée par toute l’équipe « Facteurs Humains » (FH), une première expérimentation sur simulateur Onera - le LIPS de Salon-de-Provence - à laquelle ont participé dix pilotes, a permis d’enregistrer des résultats inattendus. Pour chacun d’entre eux, il s’agissait d’appliquer deux consignes, l’une complexe, l’autre simple, ceci avec un crédit de temps élevé ou faible. Autrement dit, ils étaient confrontés à quatre situations, deux extrêmes (consigne complexe/crédit de temps faible, consigne simple/crédit de temps élevé) et deux autres intermédiaires (consigne complexe/crédit de temps élevé, consigne simple/crédit de temps faible). « Nous avons enregistré 100% de réussite dans l’application d’une consigne complexe, contre 84% dans le cas d’une consigne simple. Autrement dit, il s’avère que quand une consigne simple est donnée, le pilote à tendance à dégrader sa performance s’il dispose d’un crédit de temps élevé. C’est ce que nous appelons l’effet Eucalepique (littéralement traduit du grec « eu » = « bonne » et « calepos » = « difficulté ») qui peut être représenté par une courbe en U renversée établissant une relation entre la difficulté de la tâche et la performance ».

L'expérience sur la plateforme Vega, qui a permis de confirmer la relation a priori surprenante entre difficulté et performance
L'expérience sur la plateforme Vega, qui a permis de confirmer la relation a priori surprenante entre difficulté et performance

Forts de ce constat, les ingénieurs de l’Onera ont alors décidé de tester l’hypothèse Eucalepique, mais sur un échantillon plus important composé de 45 sujets volontaires, âgés de 24 à 52 ans, dont 37 hommes et 8 femmes, chacun d’eux ne possédant aucune connaissance de pilotage particulière. « Pour cette expérience, menée dans le cadre d’un mastère, un des ingénieurs de l’équipe FH, Pascale Bonnet, a développé « Vega », une plateforme sur ordinateur portable reprenant exactement les conditions de l’expérience précédente, mais en simplifiant les conditions expérimentales », précise-t-il. Les résultats de cette expérience ont confirmé de façon radicale cette fameuse courbe en U renversée, autrement dit l’effet Eucalepique. Pour ces ingénieurs, il reste à trouver un modèle explicatif, c’est-à-dire une réponse à la question suivante : pourquoi lorsque la consigne donnée est simple, le sujet qui dispose de temps dégrade sa performance ? Un véritable défi qu’ils sont bien décidés à relever, avec de premiers résultats sans doute d’ici 2007.

A-t ’on raison de penser que : « Plus une consigne est simple, mieux ce sera. »... ? --> NON…. C'est l'effet Eucalepique !
A-t ’on raison de penser que :
« Plus une consigne est simple, mieux ce sera. »... ?
--> NON…. C'est l'effet Eucalepique !

Une très belle carte à jouer dans le cockpit du futur

Jamais la compétition entre les deux géants mondiaux de l’aéronautique que sont Airbus et Boeing n’a été aussi rude. Pour prendre le pas sur son concurrent, chacun d’eux doit être extrêmement innovant. Depuis de nombreuses années, ces deux constructeurs réfléchissent à ce que pourrait être le cockpit du futur. « Il est très important qu’un cerveau humain y soit présent. Mais encore faudra-t-il l’utiliser au mieux. Or nos travaux ont apporté la preuve que ce n’est pas en lui simplifiant naïvement sa tâche qu’il atteindra son meilleur rendement cognitif », estime Laurent Chaudron. Pour l’ingénieur toulousain, il est donc nécessaire de « reconsidérer les présupposés d’un prétendu effet bénéfique de la simplification de l’environnement de travail du pilote et viser la maîtrise des paramètres de conception - notamment ceux mettant en jeu le raisonnement hypothético-déductif - permettant d’approcher une situation Eucalepique ». Curieusement, assez peu d’équipes dans le monde travaillent sur ce sujet dans le secteur aéronautique. En pointe dans ce domaine, l’Onera a donc une très belle carte à jouer au cours des prochaines années, d’autant plus que les résultats de ces travaux pourraient intéresser bien d’autres secteurs industriels que l’aéronautique.

* Earth : Evaluation Artificielle du Raisonnement Temporel Humain nom d'une méthode et du logiciel correspondant développés par l'Inserm U455, cf. : J. Pastor, A. Agniel, and P. Celsis, "Artificial Reasoners for the Cognitive Assessment of Patients with Parkinson's Disease," 13th European Conference on Artificial Intelligence, pp 119-123, Brighton, 1998.

** C’est tout naturellement que les ingénieurs ont baptisé ce projet Venus puisque après les expériences précédentes Earth* et Mars (Méthode d’Analyse du Raisonnement Symbolique), ils souhaitaient aller encore plus loin.

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