Portrait

Un exceptionnel réservoir d'expertise

Philippe Reijasse revient sur un long et délicat travail associant calculs, conception d'une maquette et essais en soufflerie pour comprendre l'échec du vol 517 de la nouvelle Ariane 5 ECA le 11 décembre 2002. 

11 décembre 2002 : le Vol 517, celui de la nouvelle Ariane 5 ECA qui emporte à son bord Hot Bird-7, un satellite de télécommunications d'Eutelsat, et Stentor, un satellite expérimental du CNES, est un échec. En effet, après 7 minutes de vol, le lanceur doit être détruit. La Commission d'Enquête révèle qu'un problème est survenu sur la tuyère du moteur Vulcain-2. Commence alors pour l'Onera, dans le cadre d'un contrat avec le CNES, la responsabilité d'un long et délicat travail associant calculs, conception d'une maquette et essais en soufflerie. Chef de Projet et Chargé de mission à l'international au sein du Département Aérodynamique Fondamentale et Expérimentale (DAFE), Philippe Reijasse revient sur ce travail capital mais peu médiatique.

Philippe Reijasse

" Nous jouons parfois le rôle de pompiers ", résume avec humour Philippe Reijasse. En fait, très tôt, il se passionnait déjà pour les exploits du programme spatial américain et de la mission lunaire Apollo. Après les études secondaires, il opte pour un cursus d'ingénieur en aéronautique en choisissant une école très réputée, l'ESTACA. Il y rencontre en particulier un professeur de résistance des matériaux qui " savait enseigner " cette discipline ardue et qui va l'influencer dans son choix à sa sortie, en 1980. Ce sera donc la Délégation Générale pour l'Armement (DGA) où il intègre un service qui a en charge les programmes aéronautiques. C'est dans ce grand établissement, par l'intermédiaire de personnes travaillant à la DRET, l'ancienne Direction des Recherches et Etudes Technique de la DGA, qu'il découvre l'Onera et finit par y entrer en 1983.

Une capacité de réaction reconnue par les industriels

L'ambiance du Centre de Meudon le séduit aussitôt. " J'ai été très rapidement confronté au savoir-faire des différentes équipes ". L'Onera regroupe en effet de multiples compétences, tant dans le domaine du calcul que celui de l'expérimentation, sans oublier l'atelier de maquettes où travaillent des gens remarquables qui sont détenteur d'un savoir-faire parfois unique. " Un projet expérimental nécessite le travail coordonné de plusieurs équipes de l'Onera. Nous avons besoin des compétences des uns et des autres. C'est cette expertise, fruit d'un travail multidisciplinaire, qui nous permet d'avoir cette capacité de réaction, reconnue en particulier par les industriels qui apprécient fortement de trouver un tel réservoir d'expertise capable de leur apporter une réponse quand ils sont confrontés à des problèmes notamment du type roulis observé sur le moteur Vulcain 1 ", constate Philippe Reijasse. Il n'est donc pas étonnant que le CNES, mais également Snecma, le motoriste qui a conçu le moteur Vulcain-2, fassent appel à l'Onera en janvier 2003, aussitôt après la remise des conclusions de la Commission d'Enquête chargée d'analyser l'échec du Vol 157.

Les travaux de cette Commission ont permis notamment de mettre en évidence durant la phase de vol une fuite du système de refroidissement du divergent du moteur Vulcain-2, un phénomène qui a entraîné rapidement la dégradation de ce système et son échauffement critique conduisant à la perte de son intégrité. La forte dissymétrie de poussée du moteur qu'engendre la dégradation du divergent a abouti alors à la perte de contrôle de la trajectoire du lanceur. Le rapport de la Commission d'Enquête estime que la cause la plus probable de l'échec de ce vol est due à la conjonction de deux facteurs : une situation thermique dégradée au niveau du divergent provoquée par des fissures dans les tubes de refroidissement, et une définition non exhaustive des charges auxquelles est soumis Vulcain-2 pendant le vol. Par conséquent, cette Commission demande non seulement de modifier le divergent du Vulcain-2 en prenant en compte l'expérience obtenue sur le divergent du Vulcain-1, mais aussi de rechercher les possibilités de simuler au cours d'essais au sol les charges observées en vol sur le Vulcain-2 et de renforcer la qualité du matériel de vol. Rappelons que les divergents des moteurs Vulcain-1 et 2 diffèrent essentiellement sur deux points : la forme des tubes de refroidissement qui constituent la partie haute du divergent et la ré-injection ou non des gaz de turbopompes en tant que film de refroidissement du divergent.

Un travail qui fait appel à toutes les compétences

La partie haute du divergent du Vulcain-2 reprend à peu près le même concept que celui du Vulcain-1, à savoir qu'avant la réinjection des gaz de turbopompes, la tuyère est refroidie à l'aide d'un système constitué d'une multitude de tubes creux, soudés entre eux et enroulés en forme d'hélice afin de pouvoir donner sa forme quasi-tronconique au divergent. Les soudures ayant déjà posé quelques problèmes sur le moteur Vulcain-1, des raidisseurs ont été ajoutés afin de consolider l'ensemble de la structure. Lors du Vol 157, ces tubes, qui dessinent des rugosités, se sont déformés en raison de la contrainte thermique. Or en se déformant, ils ont entraîné un accroissement des rugosités, d'où des effets d'impact encore plus importants. " Les spécialistes parlent alors de rugosités supersoniques. Notre travail a consisté à évaluer l'influence de ces rugosités sur l'intensité des flux de chaleur ", indique Philippe Reijasse.

La première étape du travail des ingénieurs de l'Onera a été le démarrage d'une étude de similitude réalisée au sein du Département Modèles pour l'Aérodynamique et l'Energétique (DMAE). Rappelons que le passage du modèle réduit à la réalité s'effectue par l'intermédiaire de ce que les spécialistes appellent " paramètre de similitude ". Une fois ce paramètre trouvé, il restait à déterminer quels niveaux de pression et de température il fallait utiliser, avec quelle maquette et dans quel moyen d'essais. " Les souffleries à rafales de l'Onera répondaient alors parfaitement à notre attente puisqu'elles permettaient notamment d'utiliser une maquette de taille relativement confortable pour réaliser les mesures tout en respectant la similitude ". A commencé alors un patient travail consistant à examiner en détail toutes les solutions pressenties, un travail qui a fait appel à toutes les compétences de l'établissement (bureau d'études, techniques de fabrication, technique de mesure de flux à adopter, ingénierie d'essais) afin de trouver la solution.

Un savoir-faire quasiment unique

C'est dans la soufflerie à rafales R2CH qu'est installée la maquette début 2004, une plaque apparemment toute simple longue de 200 mm et large de 140 mm, fabriquée par électro-érosion au sein du Département Réseau Ingénierie des Maquettes (DRIM). Il suffit de l'examiner d'un peu plus près pour se rendre compte que cette plaque, dont la surface est traversée de striures, n'est pas si " simple ". En fait, elle est entièrement instrumentée de capteurs et parcourue de multiples fils. Imaginez que ces capteurs sont glissés dans des trous qui font à peine 0,3 mm de diamètre. Un savoir-faire quasiment unique ! Pour les essais, cette plaque s'insère sur un support, lui-même accroché en sortie de la tuyère qui va fournir le Mach dans la veine. " En fait, à l'échelle de la soufflerie, cette plaque représente l'état de surface de la tuyère. Compte tenu des conditions de pression et de température délivrées par la soufflerie, cette plaque respecte une similitude aérothermique ", indique Philippe Reijasse.

La première campagne d'essais se déroule fin janvier 2004. L'équipe du DAFE obtient alors des données concernant l'impact du flux thermique sur les rugosités. Durant la seconde campagne, en mai, elle collecte des informations en particulier sur les points de décollement et de recollement. A la fin mars 2004, après avoir analysé l'ensemble des données, l'Onera fournit ces résultats au CNES. " Nos résultats permettent d'arbitrer les résultats précédemment obtenus par le calcul. Ce sont des aides à la décision grâce auxquelles le CNES va savoir si son lanceur correspond bien aux spécifications industrielles ", précise Philippe Reijasse. Ces activités d'expertise font partie d'un travail de consolidation et contribuent à finaliser un long processus de développement des produits de l'industrie aérospatiale. Cette expertise pointue au service de l'industrie est une des facettes essentielles du métier de la recherche, et elle est le fruit d'investissements humain et matériel sur le long terme. " Mais, conclut Philippe Reijasse, pour reprendre l'analogie avec le travail des pompiers, le feu de la recherche doit être entretenu, suffisamment pour que l'Onera continue à être ce foyer d'expertise pour l'aéronautique et le spatial.

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